Cette phrase de Paul Fox, ancien responsable de formation du Groupe Sanofi, provient d’un entretien réalisé en 2008 dans le cadre de l’étude « Le Marché de la Formation Langues à l’Heure de la Mondialisation ».
Relativement innovante à l’époque, cette affirmation reste pertinente aujourd’hui, car beaucoup de services de formation, lorsqu’ils évoquent la progression linguistique des stagiaires, continuent à raisonner uniquement en niveau. Ils considèrent, souvent faute d’autres critères, que la progression linguistique ne peut se mesurer qu’en points sur une échelle générale (le TOEIC…) ou lettres de l’alphabet (le Cadre Commun de Référence pour les Langues, ou CECRL).
Une des exigences les plus fréquentes, dans les appels d’offres de formation, est en effet un reporting régulier sur la progression en niveau des stagiaires.
Chaque apprenant doit progresser de X points ou de Y lettres de l’alphabet. Et s’il n’atteint pas le « benchmark » attendu, on exige des explications.
Pourtant, les entreprises ont surtout besoin de savoir ce que leurs collaborateurs sont capables de faire dans la langue étrangère, en fonction des besoins de leur poste (participer à une réunion, réaliser un exposé, renseigner les clients au téléphone, comprendre des cahiers de charge techniques ...).
Le niveau général est un simple indicateur théorique, qui certes renseigne sur des capacités linguistiques générales de l’apprenant, grâce aux descripteurs des niveaux du CECRL (lire, écrire, converser, exprimer un point de vue…), mais qui n’est pas assez précis à lui seul pour être utile dans le cadre professionnel.
Même si on raisonne uniquement en niveau, la grande majorité des parcours linguistiques en entreprise sont à la fois trop courts (30 heures par an en moyenne), trop étalés (rythme de 1 heure et demie par semaine en moyenne, pendant quelques mois par an) et trop peu accompagnés de pratique réelle de la langue pour assurer une progression en niveau mesurable.
Il faut, selon les institutions représentatives de la formation linguistique, entre 150 et 280 heures d’étude guidée (enseignement en classe ou à distance plus travail personnel supervisé) pour passer d’un niveau à un autre (voir le tableau ci-dessous).
Sources : Wikipédia ACTFL, LTI
*les semaines intensives représentent 30h/hebdo d’enseignement formel. Comme le travail personnel est proportionnellement réduit lors d’une formation intensive, nous ajoutons 5 heures par semaine (1 heure par jour) de travail personnel guidé (préparation d’exercices et jeux-de-rôle, révision).
Mais ces 150 à 280 heures « d’apprentissage guidé » par niveau ne sont pas en elles-mêmes suffisantes : selon le modèle de Lombardo et Eichinger (1996), l’apprentissage « formel » (cours, lectures guidées…) ne représenterait en temps que 10% de l’apprentissage. Les 90% restants comprendraient les apprentissages sociaux[1] (20%) et les apprentissages informels ou expérientiels[2] (70%).
Si on appliquait telle quelle cette approche, il faudrait ainsi entre 750 et 1.400 heures « d’attention à la langue » [3] pour franchir un seul niveau !
Par ailleurs, en lui-même, le nombre d’heures requises pour apprendre une langue est un critère plutôt abstrait. Etablir une moyenne est difficile, car l’apprentissage n’est jamais linéaire et les variables par individu sont trop nombreuses. La réponse précise ne peut être par conséquent que personnalisée.
Il y a en effet d’autres facteurs qui déterminent la réussite ou l’échec de l’apprentissage :
(Voir ici l’excellent article de Luca Lampariello, qui maîtrise 13 langues, sur la question)
Au-delà du nombre d’heures et des circonstances et aptitudes de chacun, il faut également se poser la question : ces heures doivent être étalées sur quelle période ? A quel rythme ?
Peut-on apprendre une langue avec une heure de cours par semaine pendant 10 ans, sans rien faire d’autre ? Pourrait-on atteindre un niveau d’excellence au marathon en courant une heure par semaine, même pendant 20 ans ?
On aurait certes cumulé 520 heures d’apprentissage guidé, qui devraient, en suivant le tableau ci-dessus, permettre d’atteindre le niveau B2. Mais sans un rythme conséquent et régulier d’attention à la langue, c’est-à-dire sans la possibilité d’utiliser la langue quasiment tous les jours, on risque de faire du sur place, comme c’est très souvent le cas dans les cours de langue organisés au sein des entreprises.
Selon une étude du Conseil de l’Europe publiée dans les années 80, il faudrait entre 10 et 15 heures « d’attention à la langue » par semaine pour progresser à un rythme suffisant pour changer de niveau en un an, un an et demi. On cite également souvent la courbe de l’oubli de Ebbinghaus, qui tend à démontrer que « la révision insuffisamment fréquente des connaissances et des compétences mène à un déclin accéléré des capacités. Les programmes linguistiques qui, par exemple, ne proposent que 2 heures par semaine, avec autoapprentissage minimal entre les sessions et des périodes de congés étendues sont moins efficaces que les programmes intensifs » Cambridge University Press : How Long does it take to learn a foreign language ?
Si on retient ces calculs, le parcours de formation permettant de passer à un niveau supérieur pourrait se décliner de trois façons différentes, en fonction de l’intensité
1- Parcours extensif :
2- Parcours accéléré
(Plus le cours est accéléré, moins le temps d’apprentissage non guidé est indispensable).
3- Parcours en immersion
Avec un cours extensif (rythme de quelques heures par semaine), passer du niveau faux débutant (A1) au niveau maîtrise (C1) serait donc possible en 3 à 4 ans, à condition d’avoir l’occasion de pratiquer et d’être exposé à la langue au moins 1 à 2 heures par jour, ou au cours de périodes intensives.
Même lorsqu’on s‘installe dans un autre pays, il faut prévoir 3 à 5 ans pour s’exprimer de manière courante (oral proficiency) et 4 à 7 ans pour avoir la capacité d’étudier à l’Université (academic proficiency), selon The University of California Linguistic Minority Research Institute Policy Report 2000- 1
Mais combien d’apprenants salariés ont la possibilité réelle de bénéficier des conditions d’apprentissages décrites ci-dessus ? Soyons honnêtes : mis à part les personnes ayant un besoin opérationnel immédiat ou travaillant dans un environnement international, ce n’est pas le cas le plus courant.
Selon une enquête réalisée en 2006 par l'Observatoire de la Formation, de l'Emploi et des Métiers, seuls 11% des salariés français pratiquent une langue étrangère au travail de manière fréquente. 14% la pratiquent de manière occasionnelle et 61% ne la pratiquent pas du tout [4] (Malgré cela, la compétence en langues étrangères est un critère essentiel de recrutement : une enquête du 24 juin 2015, sur l’impact des langues en matière de recrutement, de mobilité et de performance, réalisée par la DGESCO, le CEREQ-IREDU et le CIEP souligne que la principale difficulté rencontrée par les recruteurs est le déficit en langues étrangères des candidats).
La plupart des apprenants auront ainsi une « attention/exposition à la langue » et un rythme d’apprentissage bien trop faibles pour progresser réellement en niveau.
Mais les entreprises sont-elles prêtes à l’entendre ? Beaucoup regardent aujourd’hui vers les neurosciences de l’apprentissage et les plateformes digitales pour trouver des solutions plus efficaces et plus rapides. Ont-elles raison ?
Est-il possible de diviser ces temps d’apprentissage par deux ou trois, grâce aux découvertes récentes dans les neurosciences et à l’essor des outils numériques, comme l’affirment les spécialistes des plateformes digitales ?
Il est vrai que les avancées récentes des neurosciences appliquées à l’éducation sont prometteuses. Elles pourraient donner un véritable coup de fouet à l’apprentissage des langues, en exploitant des approches mnémotechniques ciblées (la répétition espacée (spaced repetition), la méthode SQ3R (Survey-Question-Read-Recite-Review), l’emploi de jeux stratégiques, etc.)
Toutefois, les recherches sur le terrain n’ont pas encore confirmé de manière irréfutable les avantages concrets de ces approches.
Selon Ben Martynoga, spécialiste des neurosciences et écrivain scientifique, dans cet article du Guardian daté du 12 juillet 2015 « The jury’s still out on whether it’s useful for classroom practice » (les jurés ne se sont pas encore prononcés sur l’utilité de ces avancées dans la salle de classe).
Dans tous les cas, des recherches à grande échelle sont actuellement menées par The Wellcome Trust, EEF et the Hallam Teaching School Alliance. On en saura plus dans les mois et les années qui viennent.
En attendant, les écoles de langue traditionnelles tentent de répondre aux exigences des entreprises avec des systèmes de reporting de la progression quelque peu artificiels.
Certains prestataires ont tendance à inventer, entre les niveaux, des sous-niveaux (jusqu’à 6 par niveaux dans certains cas), permettant de démontrer la progression de l’apprenant, année après année.
Prenons un exemple représentatif : Emilie Deschaines est un cadre administratif chez Dussault Inc., qui n’a qu’un besoin ponctuel d’anglais au téléphone et par email.
Elle commence ses cours avec un niveau B1 (intermédiaire). Une année plus tard, après 20 ou 30 h de formation, l’école lui attribuera un niveau B.1.2.
En 3ème année, elle lui donnera B1.3….. et là, gros problème, car l’école n’a que trois sous-niveaux et Madame Deschaines est toujours loin d’avoir un niveau B2.
Comment expliquer à la fois à l’entreprise et à l’apprenante que son niveau ne progresse pas et qu’elle n’atteindra jamais le niveau B2 à ce rythme et dans ces circonstances ? Au mieux, elle maintiendra son niveau et consolidera un peu ses connaissances.
Ainsi, soit on réduit les attentes et on accepte que l’objectif ne soit pas la progression, mais le maintien des connaissances, soit on augmente drastiquement le nombre d’heures et l’intensité des parcours de formation, soit « on ne raisonne plus en niveau, mais en capacité de faire ».
On mesure l’amélioration de la capacité à réaliser les tâches que la personne doit ou veut accomplir dans la langue cible, ainsi que le niveau d’aisance ou d’efficacité communicative atteinte. En d’autres termes : on mesure la progression en compétences et en performance, et on cible plus précisément les objectifs de l’apprentissage.
Mais comment y parvenir ? Nous explorerons quelques pistes dans un prochain article...
[1] Apprentissages sociaux (developmental relationships) : imitation de pairs, interactions avec l’entourage, apprentissage par l’observation de mauvais ou de bon exemples (d’où l’avantage de l’apprentissage en groupe ou en réseau)
[2] Apprentissages informels ou expérientiels : apprentissage sur le tas, réalisation de projets, résolution de problèmes. Dans la formation linguistique ce temps « non-guidé » (unguided) serait en réalité partagé entre les devoirs guidés, l’apprentissage autonome ou auto-guidé (self-directed), la pratique « sur le tas » ou en situation réelle et l’apprentissage « incidentel » (temps pendant lequel on est exposé à la langue (voir en passant des publicités dans la rue, entendre des annonces à la gare ou à l’aéroport, entendre des conversations dans un magasin…)
[3] Attention à la langue : le temps pendant lequel l’apprenant est focalisé sur l’acte d’apprendre ou est exposé à la langue au cours de l’apprentissage (apprentissage en classe, révision ou devoirs, pratique en situation réelle, échanges avec d’autres, remémorisations, écoute et lecture intentionnelle ou incidentelle (lire des publicités dans la rue, entendre des annonces à la gare ou à l’aéroport, entendre des conversations dans un magasin…)
[4] Certains salariés des grandes multinationales, des entreprises opérant à l’international et des entreprises étrangères établies en France ont une fréquence d’utilisation bien supérieure – ces chiffres ne constituent que la moyenne.